Nicolas - 1867
Les quatrains de Khèyam. Traduits du persan par J.B. Nicolas. Paris, L'Imprimerie Impériale, 1867.
Quatrains from Nicolas' translation that correspond with the Bodleian manuscript.
8 [5]
Puisque personne ne saurait te répondre du jour de demain,
empresse-toi de réjouir ton coeur plein de tristesse; bois, ô lune
adorable! bois dans une coupe vermeille, car la lune du firmament
tournera bien longtemps (autour de la terre), sans nous y retrouver.
11 [6]
Le Koran, que l'on s'accorde à nommer la parole sublime, n'est
cependant lu que de temps en temps et non d'une manière permanente,
tandis qu'au bord de la coupe se trouve un verset plein de lumière
que l'on aime à lire toujours et partout.
19 [7]
Oui, c'est nous qui, assis au milieu de ce trésor en ruine,
entourés de vin et de danseurs, avons mis en gage (pour nous les
procurer) tout ce que nous possédions: âme, coeur, hardes, et
jusqu'à notre coupe. Nous sommes ainsi affranchis et de l'espérance
du pardon et de la crainte du châtiment. Nous sommes en dehors de
l'air, de la terre, du feu et de l'eau.
24 [11]
Puisque c'est aujourd'hui mon tour de jeunesse, j'entends le passer
à boire du vin, car tel est mon bon plaisir. N'allez pas, à cause
de son amertume, médire de ce délicieux jus, car il est agréable,
et il n'est amer que parce qu'il est ma vie.
26 [12]
Tu ne peux te flatter aujourd'hui de voir le jour de demain;
penser même à ce demain serait de ta part pure folie; si tu as le
coeur éveillé ne perds pas dans l'inaction cet instant de vie (qui
te reste) et pour la durée duquel je ne vois aucune preuve.
28 [28]
Cette cruche a été comme moi une créature aimante et malheureuse,
elle a soupiré après une mèche de cheveux de quelque jeune
beauté; cette anse que tu vois attachée à son col était un bras
amoureusement passé au cou d'une belle.
31 [31]
Les choses existantes étaient déjà marquées sur la tablette de la
création. Le pinceau (de l'univers) est sans cesse absent du bien et
du mal. Dieu a imprimé au destin ce qui devait y être imprimé; les
efforts que nous faisons s'en vont donc en pure perte.
38 [19]
Qui croira jamais que celui qui a confectionné la coupe puisse
songer à la détruire? Toutes ces belles têtes, tous ces beaux
bras, toutes ces mains charmantes, par quel amour ont-ils été
créés, et par quelle haine sont-ils détruits?
43 [23]
Khèyam! pourquoi tant de deuil pour un péché commis? Quel
soulagement plus ou moins grand trouves-tu à te tourmenter ainsi?
Celui qui n'a point péché ne jouira pas de la douceur du pardon.
C'est pour le péché que le pardon existe; dans ce cas, quelle
crainte peux-tu avoir?
44 [29]
Personne n'a accès derrière le rideau mystérieux des secrets de
Dieu, personne (pas même en esprit) ne peut y pénétrer; nous
n'avons point d'autre demeure que le sein de la terre. Ô regret! car
c'est là aussi une énigme non moins difficile à saisir.
46 [24]
Dans la mosquée, dans le medressèh, dans l'église et dans la
synagogue, on a horreur de l'enfer et on recherche le paradis; mais
la semence de cette inquiétude n'a jamais germé dans le coeur de
celui qui a pénétré les secrets du Tout-Puissant.
48 [27]
Une nuit, je vis en songe un sage qui me dit : Le sommeil, ami, n'a
fait épanouir la rose du bonheur de personne : pourquoi commettre un
acte si semblable à la mort? bois du vin plutôt, car tu dormiras
bien assez sous terre.
51 [30]
Nous devons nous garder de dire nos secrets aux vils indiscrets; au
rossignol même nous devons les cacher. Considère donc le tourment
que tu infliges aux âmes des humains, en les forçant ainsi à se
dérober aux regards de tous.
75 [8]
La personne sur qui tu t'appuies avec le plus de sûreté, si tu
ouvres les veux de l'intelligence, tu verras en elle ton ennemi. Il
vaut mieux, par le temps qui court, rechercher peu les amis. La
conversation des hommes d'aujourd'hui n'est bonne que de loin.
81 [22]
Khèyam, qui cousait les tentes de la philosophie, est tombé tout à
coup dans le creuset du chagrin et s'y est brûlé. Les ciseaux de la
Parque sont venus trancher le fil de son existence, et le revendeur
empressé l'a cédé pour rien.
85 [26]
Sois sur tes gardes, ami, car tu seras séparé de ton âme: tu iras
derrière le rideau des secrets de Dieu. Bois du vin, car tu ne sais
pas d'où tu es venu; sois dans l'allegresse, car tu ne sais pas où
tu iras.
90 [33]
L'univers n'est qu'un point de notre pauvre existence. Le Djéihoun
(Oxus) n'est qu'une faible trace de nos larmes mélées de sang;
l'enfer n'est qu'une étincelle des peines inutiles que nous nous
donnons. Le paradis ne consiste qu'en un instant de repos dont nous
jouissons quelquefois ici-bas.
92 [40]
Je ne sais pas du tout si celui qui m'a créé appartenait au paradis
délicieux où à l'enfer détestable. (Mais je sais) qu'une coupe de
vin, une charmante idole et une cithare au bord d'une prairie, sont
trois choses dont je jouis présentement, et que toi tu vis sur la
promesse qu'on te fait d'un paradis futur.
93 [38]
Je bois du vin, et ceux qui y sont contraires viennent de gauche et
de droite pour m'engager à m'en abstenir, parce que, disent-ils, le
vin est l'ennemi de la religion. Mais, pour cette raison même,
maintenant que je me tiens pour adversaire de la foi, je veux, par
Dieu, en boire, car il est permis de boire le sang de son ennemi.
95 [41]
N'impute pas à la roue des cieux tout le bien et tout le mal qui
sont dans l'homme, toutes les joies et tous les chagrins qui nous
viennent du destin; car cette roue, ami, est mille fois plus
embarrassée que toi dans la voie de l'amour (divin).
98 [42]
Celui qui a eu l'intelligence de semer la joie dans son cœur, ce
lui-lé n'a pas perdu un seul de ses jours dans le chagrin; ou il a
employé ses facultés à rechercher l'agrément de Dieu, ou il est
procuré le repos de son âme en prenant dans sa main une coupe de
vin.
105 [47]
Puisque la vie s'écoule, qu'importe qu'elle soit douce ou amère?
Puisque l'áme doit passer par nos lèvres, qu'importe que ce soit à
Nichapour ou à Bèlkh? Bois donc du vin, car après toi et moi, la
lune bien longtemps encore passera de son dernier quartier à son
premier, et de son premier à son dernier.
106 [60]
Cette caravane de la vie passe d'une manière bien étrange! Sois sur
tes gardes, ami, car c'est le temps de la joie qui s'échappe ainsi!
Ne t'inquiète donc pas du chagrin qui demain attend nos amis, et
apporte-moi vite la coupe, car vois comme la nuit s'écoule!
112 [52]
Il faut que notre être soit effacé du livre de la vie, il nous faut
expirer dans les bras de la mort. Ô charmant échanson, apporte-moi
gaiement du liquide, apporte, puisqu'il faut devenir terre!
122 [53]
Puisque, en ce moment, de tes plaisirs passés il ne te reste plus
que le souvenir, puisque pour ami consommé tu n'as plus que la coupe
de vin, puisque enfin tu ne possèdes plus qu'elle, réjouis-toi au
moins de cette possession et ne laisse point la coupe échapper de
tes mains.
142 [65]
Une fois dans la taverne on ne peut faire ses ablutions qu'avec du
vin. Là, quand un nom est souillé, il ne saurait être
réhabilité. Apporte-donc du vin, puisque le voile de notre pudeur
est déchiré de manière à ne pouvoir être réparé.
151 [64]
Puissé-je avoir constamment dans ma main du jus de la vigne! Puisse
mon amour pour ces belles idoles, semblables aux houris, ne jamais
tarir dans mon cœur! On me dit: Dieu t'ordonnera d'y re-noncer; oh!
me donnât-il un ordre pareil, je n'obéirais pas. Loin de moi cette
pensée!
153 [67]
Aujourd'hui, le temps est agréable; il ne fait ni chaud, ni froid.
Les nuages lavent la poussière qui s'est assise sur les roses, et le
rossignol semble crier aux fleurs jaunes qu'il faut boire du vin.
156 [68]
Ô idole! avant que le chagrin vienne t'assaillir, ordonne de nous
servir du vin couleur de rose. Tu n'es pas d'or, toi, ô insouciant
imbécile! pour croire qu'après t'avoir enfoui dans la terre on t'en
retirera.
157 [51]
Ce monde n'a retiré aucun avantage de ma venue ici-bas. Sa gloire et
sa dignité n'ont également rien gagné à mon départ. Mes deux
oreilles n'ont jamais entendu dire à personne pourquoi l'on m'y a
fait venir, pourquoi l'on m'en fait sortir.
164 [71]
Un amour mondain ne saurait produire de reflet. Il est comme un feu
à demi éteint qui n'a plus de chaleur. Un véritable amoureux ne
doit connaître pendant des mois, pendant des années, durant la
nuit, durant le jour, ni tranquillité, ni repos, ni nourriture, ni
sommeil.
175 [72]
Personne n'a pénétré les secrets du Principe; personne n'a fait un
pas en dehors de soi-même. J'observe, et je ne vois qu'insuffisance
depuis l'élève jusqu'au maître, insuffisance dans tout ce que
mère a enfanté.
176 [73]
Restreins ton envie des choses de ce monde, si tu, veux être
heureux; brise les liens qui t'enchaînent au bien et au mal
d'ici-bas; vis content, car ce mouvement périodique des cieux suivra
sa marche, et cette vie ne sera pas de longue durée.
179 [77]
Bois du vin, car c'est lui qui mettra un terme aux inquiétudes de
ton cœur; il te délivrera de tes méditations sur les soixante et
douze nations. Ne t'abstiens pas de cette alchimie, car, si tu en
bois un mèn seulement, elle détruira en toi mille infirmités.
180 [78]
Le vin est prohibé, soit, mais il n'est prohibé que suivant la
personne qui en boit, suivant la quantité qu'elle en boit et suivant
l'individu avec qui elle en boit. Une fois ces points-là observés,
qui en boirait, sinon les sages?
182 [75]
Oui, je bois du vin, et quiconque comme moi est clairvoyant trouvera
que cet acte est insignifiant aux yeux de la Divinité. De toute
éternité Dieu a su que je boirais du vin. Si je n'en buvais pas, sa
prescience serait pure ignorance.
186 [80]
Voici le moment où de verdure va s'orner le monde, où, semblables
à la main de Moïse, les bourgeons vont se montrer aux branches;
où, comme ravivées par le souffle de Jésus, les plantes vont
sortir de terre; où enfin les nuahes vont ouvrir les yeux pour
pleurer.
188 [81]
Chaque gorgée de vin que l'échanson verse dans la coupe vient
éteindre dans tes yeux brûlants le feu de tes chagrins. Ne
dirait-on pas, à grand Dieu que le vin est un élixir qui chasse de
ton cœur cent douleurs qui l'oppressaient?
192 [84]
Ô amis! convenez d'un rendez-vous (après ma mort). Une fois
réunis, réjouissez-vous d'être ensemble, et, lorsque l'échanson
prendra dans sa main une coupe de vin vieux, souvenez-vous du pauvre
Khèyam et buvez à sa mémoire.
194 [85]
Une coupe de vin vaut cent cœurs, cent religions; une gorgée de ce
jus divin vaut l'empire de Chine. Qu'y a-t-il, en effet, sur la terre
de préférable au vin? C'est un amer qui vaut cent fois la douceur
de la vie.
196 [90]
Boi, bois de ce vin qui donne la vie éternelle, bois-en, car il est
la source des jouissances de la jeunesse: il brùle comme le feu,
mais, semblable à l'eau de la vie, il dissout le chagrin, bois-en.
200 [91]
Des dogmes de la religion n'admets que ce qui t'oblige envers la
Divinité. Cette bouchée de pain que tu possèdes, ne la refuse pas
à autrui; garde-toi de la médisance, ne recherche le mal de
personne, et alors c'est qui moi qui te promets la vie future:
apporte du vin.
203 [87]
Apporte de ce rubis balais dans une simple coupe de cristal, apporte
cet objet habituel et chéri de tout homme généreux. Puisque tu
sais que tous les êtres ne sont que poussière, et qu'un vent qui
souffle pendant deux jours les fait disparaître, apporte de vin.
211 [89]
Hier, j'ai remarqué au bazar un potier donnant à outrance des coups
de pied à une terre qui'l pétrissait. Cette terre semblait lui
dire: Moi aussi j'ai été ton semblable; traite-moi donc avec moins
de rigueur.
216 [95]
Ô mon cœur! puisque le fond même des choses de ce monde n'est
qu'une fiction, pourquoi t'aventurer ainsi dans un gouffre infini de
chagrins? Confie-toi au destin, supporte le mal, car ce que le
pinceau a tracé ne sera pas effacé pour toi.
222 [2]
J'aime mieux être avec toi dans la taverne, et te dire là mes
secrètes pensées, que d'aller sans toi faire la prière au méhrab.
Oui ô Créateur de tout ce qui fut et de tout ce qui est! telle est
ma foi, soit que tu me fasses brûler, soit que tu m'accordes tes
faveurs.
224 [96]
Les nuages sont encore répandus sur les roses et semblent les
couvrir d'un voile. L'envie de boire n'est pas encore assouvie dans
mon cœur. Ne va donc pas te coucher, il 'en est pas temps encore. Ô
mon âme! bois du vin, bois, car le soleil est encore à l'horizon.
228 [97]
Va jeter de la poussière sur cette voûte des cieux et bois du vin;
recherche les belles personnes, car où vois-tu sujet de pardon,
sujet de prière, puisque, de tous ceux qui sont partis, aucun n'est
revenu?
229 [1]
Bien que je n'aie jamais percé la perle de l'obéissance qu'on te
doit, bien que jamais de mon cœur je n'aie balayé la poussière de
tes pas, je ne désespère point d'arriver au seuil du trône de ta
miséricorde, car jamais de mes plaintes je ne t'ai importuné.
230 [99]
Nous recommençons le cours de nos plaisirs et nous continuons à
faire le tèkbir des cinq prières. Partout où le flacon sera
présent, tu verras, semblables au goulot du flacon lui-même, nos
cous vers la coupe s'allonger.
231 [94]
Nous ne sommes ici-bas que des poupées dont la roue des cieux
s'amuse, ceci est une vérité et non une métaphore. Nous sommes en
effet, des jouets sur ce damier des êtres, que nous quittons enfin
pour entrer un à dans le cercueil du néant.
240 [101]
Si tu veux m'écouter, je te donnerai un conseil. (Le voici:)
Pourl'amour de Dieu ne revêts pas le manteau de l'hypocrisie.
L'éternité est de toute heure, et ce monde n'est que d'un instant.
Ne vends donc pas pour un instant l'empire de l'éternité.
242 [102]
Ô Khèyam! quand tu es ivre, sois dans l'allégresse; quand tu es
assis près d'une belle, sois joyeux. Puisque la fin des choses de ce
monde c'est le néant, suppose que tu n'es pas, et puisque tu es,
livre-toi au plaisir.
243 [103]
Hier, j'ai visité l'atelier d'un potier; j'y ai vu deux mille
cruches les unes parlant, les autres silencieuses. Chacune d'elles
semblait me dire: "0ù est donc le potier? Où est l'acheteur de
cruches? Où en est le vendeur?"
249 [105]
Énumère mes qualités une à une; mes défauts, passe-les-moi par
dizaine. Chaque péché commis, pardonne-le pour l'amour de Dieu.
N'attise pas le feu de la haine par le souffle de tes passions;
pardonne-nous (plutôt) en mémoire de la tombe du Prophète de Dieu
(Mohammed).
250 [106]
En vérité, le vin dans la coupe est un esprit limpide; dans le
corps du flacon, c'est une âme transparente. Aucune personne
déplaisante n'est digne de ma société. II n'y a que la coupe de
vin qui puisse y figurer, car elle est à la fois un corps solide et
diaphane.
249 [105]
Cette voûte des cieux, sous laquelle nous sommes la proie du
vertige, nous pouvons, par la pensée, l'assimiler à une lanterne.
L'univers est cette lanterne. Le soleil y représente Ie foyer de la
lumière, et nous, semblables à ces images (dont la lanterne est
ornée), nous y demeurons dans Ia stupéfaction.
277 [111]
Jusques à quand serons-nous esclaves de notre raison de tous les
jours? Qu'importe que nous restions cent ans en ce monde, ou que nous
n'y demeurions qu'un jour? Va, apporte du vin dans un bol avant que
nous soyons transformés en cruches dans l'atelier du potier.
282 [109]
Je suis en guerre continuelle avec mes passions, mais que faire?Le
souvenir de mes actes me cause mille douleurs, mais que faire?
J'admets que dans ta clémence tu me pardonnes mes fautes, mais la
honte de savoir que tu sais ce que j'ai fait, cette honte-là reste,
que faire?
284 [112]
Puisque ce monde n'est point pour nous un séjour permanent, ce
serait une faute énorme que de nous y priver de vin, de nous y
abstenir des faveurs de notre bien-aimée. Ô homme pacifique!
jusques à quand ces discussions sur la création ou sur léternité
du monde? Quand je n'y serai plus, que m'importe qu'il soit ancien ou
moderne?
285 [115]
Bien que ce soit par devoir que je me suis rendu à la mosquée, ce
n'est certes pas pour y faire la prière. Un jour, j'y ai volé un
sédjaddèh. Ce sédjaddèh c'est usé; j'y suisve revenu et puis
revenu encore.
287 [113]
Pour l'amour que je te porte, je suis prêt à subir toute sorte de
blâme, et si je transgresse mon serment, je me soumets à en subir
la peine. Oh! eussé-je à endurer jusqu'au jour dernier les
tourments que tu me causes, que cet espace de temps me semblerait
encore trop court!
289 [114]
Puisque Ie monde est périssable, je veux n'y pratiquer que la ruse,
je veux n'y penser qu'à la joie, qu'au vin limpide. On me dït:
Puisse Dieu t'y faire renoncer! Puisse-t-il, au contraire, ne point
me donner un ordre pareil, car, me Ie donnât-il, je n'obéirais pas!
290 [116]
Lorsque, la tête renversée, je serai tombé aux pieds de la mort;
lorsque cet ange destructeur m'aura réduit à l'état d'un oiseau
déplumé, alors gardez-vous de faire de ma poussière autre chose
qu'un flacon, car peut-être Ie parfum du vin qu'il contiendra me
fera-t-il revivre un instant.
294 [118]
Voici l'aurore, viens, et, la coupe pleine de vin rose en main,
respirons un instant. Quant à l'honneur, à la réputation, ce
cristal fragile, brisons-le contre la pierre. Renonçons à nos
désirs insatiables, bornons-nous à jouir de l'attouchement des
longues chevelures des belles et du son harmonieux de la harpe.
300 [120]
Je connais tou ce que le néant et l'être ont d'apparant; je sais le
fond de toute pensée élevée. eh bien! puisse toute cette science
être anéantie en moi si je reconnais chez l'homme un état
supérieur à celui de l'ivresse!
322 [122]
Pour celui qui se rend compte des vicissitudes humaines, la joie, Ie
chagrin, la peine, tout cela est identique. Le bien et Ie mal de ce
monde devant un jour finir, qu'importe que tout soit tourment pour
nous, ou tout agrément?
327 [123]
Emploie tous tes efforts à être agréable aux buveurs; suis les
bons conseils de Khévam. Ô ami! détruis les bases de la prière,
celles du jeûne, bois du vin, vole (si tu veux), mais fais le bien.
342 [127]
Boire du vin et rechercher les beaux visages est un parti plus sage
que celui d'user d'hypocrisie et d'apparente dévotion. Il est
évident que, s'il existe un enfer pour les amoureux et les buveurs,
personne ne voudra du paradis.
344 [128]
Il ne faut point se résoudre à flétrir par Ie chagrin un cœur
joyeux, à broyer sous la pierre des tourments nos instants
d'allégresse. Personne ne pouvant nous dire ce qui adviendra, ce
qu'il faut donc, c'est du vin, c'est une maîtresse chérie et du
repos au gré de nos souhaits.
348 [129]
Cette roue des cieux court après ma mort et la tienne, ami; elle
conspire contre mon âme et la tienne. Viens, viens t'asseoir sur Ie
gazon, car bien peu de temps nous reste encore avant que d'autre
gazon germe de ma poussière et de la tienne.
351 [130]
Quel avantage a produit notre venue en ce monde? Quel avantage
résultera de notre départ? Que nous reste-t-il du monceau
d'espérances que nous avons conçues? Où est la fumée de tous ces
hommes purs qui, sous ce cercle céleste, se consument et deviennent
poussière?
358 [133]
Ce qu'il y a de mieux, c'est de s'abstenir de tout ce qui n'est pas
allégresse; ce qu'il y a de mieux, c'est de recevoir la coupe de la
main des belles que renferment les palais des princes; ce qu'il y a
de mieux encore, c'est I'ivresse, I'insouciance des Kélenders,
l'oubli de soi-même. Une gorgée de vin, enfin, vaut mieux que tout
ce qui existe dans l'espace entre la lune et Ie poisson.
359 [131]
Pour toi, ce qu'il y a de mieux, c'est de fair l'étude des sciences
et la dévotion; c'est de t'accrocher à la chevelure d'une
ravissante amie; c'est de verser dans la coupe le sang de la vigne
avant que le temps ait versé le tien.
362 [138]
Ne mesure pas la longueur de la vie au delà de la soixantaine. Ne
pose nulle part le pied sans être pris de vin. Tant que de ton
crâne on n'aura pas fait une cruche, va toujours ton chemin sans
déposer jamais la gourde de tes épaules, ni la coupe de ta main.
363 [134]
Ce firmament est comme une écuelle renversée sur nos têtes. Les
hommes perspicaces y sont humiliés et sans force; mais voyez
l'amitié qui règne entre la coupe et le flacon. Ils sont lèvre
contreve lèvre, et entre eux coule le sang.
364 [132]
J'ai de mes moustaches balayé Ie seuil de la taverne. Oui, j''ai
renoncé à réfléchir sur Ie bien et Ie mal de ce monde et de
l'autre. Je les verrais, semblables à deux boules, rouler dans un
fossé que, quand je dors pris de vin, je ne m'en préoccuperais pas
plus que si je voyais rouler un grain d'orge.
366 [136]
Jusques à quand m'infligerai-je le souci de savoir si je possède ou
si je ne possède pas? si je dois ou si je ne dois pas passer
gaiement la vie? Remplis toujours une coupe de vin, ô échanson! car
j'ignore si j'expirerai ou non ce souffle qu'actuellement j'aspire.
367 [137]
Ne deviens pas la proie du chagrin de ce monde d'iniquité; ne
rappelle pas à ton âme le souvenir de ceux qui ne sont plus; ne
livre ton cœur qu'à une amie aux douces lèvres et à stature de
fée; ne sois jamais privé de vin, ne jette pas ta vie au vent.
370 [135]
Regarde comme le zéphyr a fait épanouir les roses! Regarde comme
leur éclatante beauté réjouit le rossignol! Va donc te reposer à
l'ombre de ces fleurs, va, car bien souvent elles sont sorties de
terre et bien souvent elles y sont rentrées.
382 [139]
Une gorgée de vin vieux vaut mieux qu'un nouvel empire. Ce qu'il y a
de mieux à faire c'est dè rejeter tout ce qui n'est pas vin. Une
coupe de ce nectar est cent fois préférable au royaume de
Féridoun. La brique qui couvre la jarre est plus précieuse que le
diadème de Kéy-Khosrov.
383 [143]
Ô mon cœur! tu n'arriveras point à pénétrer les secrets
énigmatiques (des cieux); tu ne parviendras jamais au point
culminant que les intripides savants ont atteint. Résigne-toi donc
à t'organiser ici-bas un paradis en faisant usage de la coupe et du
vin, car là où est Ie paradis (futur), y arriveras-tu? n'y
arriveras-tu pas?
384 [140]
Ceux qui sont partis avant nous, ô échanson! sont couchés dans la
poussière de l'orgueil; va boire du vin, va, écoute la vérité que
je te dis: tout ce qu'ils ont avancé n'est que du vent, sache-le, ô
échanson!
388 [141]
Tu as brisé ma cruche de vin, mon Dieu! tu as ainsi fermé sur moi
la porte de la joie, mon Dieu! tu as versé á terre mon vin limpide.
Oh! (puisse ma bouche se remplir de terre) serais-tu ivre, mon Dieu?
394 [145]
Ô mon coeur! si tu t'affranchis des chagrins inhérents à la
matière, tu deviendras une âme dans toute sa pureté; tu monteras
aux cieux, ta résidence sera Ie firmament. Oh! que tu dois souffrir
de honte d'être venu habiter la terre!
397 [144]
De la cuisine de ce monde tu n'absorbes que la fumée. Jusques à
quand, plongé dans la recherche de l'être et du néant, seras-tu la
proie du chagrin? Ce monde ne contient que perte pour ceux qui s'y
attachent. Dérobe-toi à cette perte, et tout pour toi deviendra
bénéfice.
404 [146]
Hier au soir j'ai brisé contre une pierre la coupe en fäience.
J'étais ivre en commettant cet acte d'insensé. Cette coupe semblait
me dire: "J'ai été semblable à toi, tu seras à ton tour semblable
à moi."
413 [149]
Ce que je demande c'est un flacon de vin en rubis, une œuvre de
poésie, un instant de répit dans la vie et la moitié d'un pain. Si
avec cela je pouvais, ami, demeurer près de toi dans quelque lieu en
ruine, ce serait un bonheur préférable à celui d'un sultan dans
son royaume.
420 [151]
Partout où je porte les yeux, je crois voir Ie gazon du paradis, Ie
ruisseau du Kooucer. On dirait que la plaine, sortie de l'enfer,
c'est transformée en un séjour céleste. Repose-toi donc dans ce
séjour cé-leste auprès d'une céleste beauté.
427 [153]
Donne-moi de ce vin en rubis couleur de tulipe; fais déverser du
goulot du flacon ce sang pur qu'il contient, car aujourd'hui je ne
vois guère, en dehors de la coupe de vin, d'autre ami dont
I'intérieur soit pur.
447 [156]
Toutes les fois que tu pourras te procurer deux mèns de vin,
bois-les, bois, en toutes circonstances, dans toutes les sociétés
où tu te trouveras; car celui qui agit ainsi est affranchi du
désagrément de voir des moustaches comme les tiennes ou une barbe
comme la mienne.
448 [155]
Lorsqu'on possède un pain de froment, deux mèns de vin et un gigot
de mouton, et qu'on peut aller s'asseoir dans quelque lieu en ruine
ayant avec soi une jeune belle aux joues colorées du. teint de la
tulipe, oh! c'est une jouissance qu'it n'est pas donné à tout
sultan de se procurer!
463 [62]
Depuis le jour où Vénus et la lune apparurent dans le ciel,
personne n'a rien vu ici-bas de préférable au vin en rubis. Je suis
vraiment étonné de voir les marchands de vin, car que peuvent-ils
acheter de supérieur à ce qu'ils vendent?